Pourquoi est-il si méchant ?
Le jeu de rôles est souvent pris dans l’étau manichéen des représentations traditionnelles : d’un côté il y a nous, les gentils, forcément, de l’autre l’ennemi, le méchant, forcément aussi. Si nous sommes les gentils, nous voilà obligés d’être parés d’un minimum de vertus morales. Et inversement le méchant, se doit d’être vraiment méchant. Et si on se posait la question, en prenant un peu de recul, avec un minimum de logique : pourquoi est-il si méchant ?
Les adversaires des PJ manquent parfois de crédibilité. Mais le MJ a de bonnes excuses, depuis toujours l’adversaire est montré comme celui qui n’a pas de morale, pas d’honneur, toujours prêt à une fourberie pour réussir, qui fait le mal pour le mal, ouuuuh ! Le vilain, on le déteste. En littérature, c’est bien souvent pareil, l’écrivain est du côté du personnage principal et naturellement le pare de vertus ou au moins justifie son côté veule, lui donne des excuses. Inversement il faut rendre l’adversaire antipathique, en opposition au héros. En conséquence on a de bonnes chances de le caricaturer. Surtout si on ne lui laisse pas la parole.
Le cinéma et la télévision ont accentué ces traits. Moins de place pour la psychologie des personnages, facilités scénaristiques, besoin de faire passer un message normalisé sur les valeurs de la société, etc.
Avec tous ces modèles, notre MJ, qui doit pondre un adversaire aux PJ en deux heures pour la partie de samedi soir ne va sans doute pas s’embêter : il va faire un méchant, ou mettre des monstres, méchants eux aussi. Et roule, ça passera.
Effectivement ça peut passer mais ne serait-il pas intéressant de faire un adversaire moins caricatural ?
Bref, quelques suggestions pour un méchant crédible :
- Qu’est ce qui a forgé son caractère ? Sans tomber dans la psychanalyse freudienne, on doit pouvoir trouver quelques traumatismes dans son passé qui justifient certaines de ses positions extrémistes. Exemple : Le prince Bob était tabassé et humilié par son père le roi. Il l’a toujours détesté mais admiré car son père était grand, fort, sans faiblesse, roi en plus. arrivé à l’âge adulte Bob a étranglé, tout en pleurant, ce père détesté/adulé pour prendre sa place. Depuis il est roi et est encore plus inflexible que son père ne l’était. Il est intimement persuadé que la force et la violence sont les seuls moyens pour prouver son autorité.

Battu par son père. Qui l’eut cru ?
- Quel est son sens des valeurs ?
-Une première possibilité : il est intéressant que le monde dans lequel on joue soit immoral par rapport à notre société réelle. Ainsi dans un monde immoral, le méchant n’est finalement qu’un gars normal. Si vos joueurs ont tendance à prendre comme référence leurs valeurs, c’est d’autant mieux car finalement ce sont eux les « anormaux » du monde dans lequel ils jouent et s’opposent à un méchant qui finalement, n’est qu’un gars standard.
Exemple : dans le Japon médiéval, le faible n’est pas respecté. Un seigneur perdant une bataille se doit de mourir et toute sa famille avec. Ainsi il n’est pas honteux d’exécuter femme et enfants. Hérésie aux yeux de nos valeurs morales actuelles.
-Deuxième possibilité : votre méchant a des convictions et des valeurs qu’il estime nécessaire pour que la société fonctionne. Et il les met en application. Pas besoin d’aller très loin, il suffit de regarder notre société et de voir la variété des opinions politiques pour comprendre ce que je veux dire. La plupart des gens se disent « Ma vision de la morale est la bonne, je l’applique pour que la société ressemble à l’idée que je m’en fais ». Personne ne se dit « Mes idées sont ridicules, rien à foutre, je suis un méchant ». Je ne vais pas me risquer avec un exemple tiré du monde réel, je ne suis pas là pour faire de la politique mais prenons Star Wars, c’est neutre, c’est de la SF : tous les stormtroopers ne sont pas des pourris, ce sont juste des gars qui se disent qu’une société autoritaire et sécuritaire serait bien pour leurs familles, que les rebelles ne sont que des anarchistes fouteurs de merde et que l’Empereur va remettre de l’ordre dans tout ça. Ce sont leurs valeurs, ils ne font que défendre leur vision de l’univers.
Aparté : évidemment c’est de la science fiction un peu grotesque, personne dans la réalité n’aurait une vision du monde aussi manichéenne.

Marié, père de 3 enfants
Médaillé de l’Empire suite à l’exécution de son centième rebelle.
Une carrière sans tache.
- N’y a t-il pas un quiproquo entre les PJ et le méchant ? C’est le ressort de beaucoup d’histoires de haines familiales ou de vendettas interminables. A un moment deux groupes, ou deux personnes, ne se comprennent pas et ça dérape. Au bout d’un moment on ne sait plus qui a commencé. L’important pour la mise en place d’une situation de quiproquo qui dégénère, c’est la mise en place de deux conditions : la non communication et une interprétation malsaine des pensées de l’autre, deux choses qui semblent manquer absolument de bon sens mais qui constituent de grands classiques de l’âme humaine.
Exemple : le roi voudrait bien une petite cabane de chasse dans la forêt pas loin de la frontière avec les elfes. Il n’a rien contre les elfes mais il aime bien ce coin là, c’est sympa, ça le détend. Il sait que les elfes n’aiment pas trop que les humains construisent dans la forêt, il ne veut pas d’ennuis avec eux, il dit donc, un peu trop vivement, à son chambellan : « Construisez moi une cabane de chasse dans la forêt, à la mesure de ma royauté évidemment, mais restez discret, je connais les elfes, ils vont mal le prendre ». Le chambellan n’est pas bien sûr d’avoir compris le roi. Veut-il empiéter sur le territoire des elfes ? Veut-il construire une bâtisse monumentale à la frontière pour montrer sa puissance ? Il est bien embêté le chambellan et, première condition, il n’ose pas demander des explications. Il n’a pas envie de froisser le roi, alors il entreprend à son idée, il oublie aussi le « restez discret ». Il décide de faire construire un palais mais dans les limites du royaume. Trois jours plus tard, les elfes voient un groupe d’humain en train de déraciner des arbres près de la frontière. Une provocation pour eux! Ça c’est la deuxième condition. Les elfes ont interprété les intentions du roi. Et là on revient vers la condition numéro un, la communication. Les elfes ne vont pas aller demander des explications au roi. Pourquoi s’abaisser à dialoguer avec ces fourbes d’humain ? De toute façon ils font rien que nous embêter. On imagine bien la suite, les elfes trouvent malin d’aller saboter les travaux, les humains embauchent des mercenaires pour régler l’affaire, les mercenaires font du zèle et poussent la « mission de sécurité préventive » jusqu’au village elfe le plus proche, le détruisent et vendent les captifs à des esclavagistes, etc. Evidemment chacun s’estime dans son bon droit dans cette histoire… et chacun est le méchant de l’autre. Vos PJ pourraient très bien être dans un camp ou dans l’autre, sans douter de la légitimité de leurs actions.
- Le méchant est victime de sa réputation. C’est ce qui découle en partie de l’exemple précédent. Là encore c’est une propension de l’âme humaine que de se nourrir de rumeurs et de jalouser son prochain. même si vos PJ sont des oies blanches, il faut bien se dire que les informations qu’on leur donnera ne seront sans doute pas toutes objectives. Dans l’exemple ci-dessus, imaginons que les PJ sont dans le camp des elfes. On va leur dire quoi ? Les humains ont emmené un village en captivité après avoir détruit des arbres et construit un palais juste à la frontière par provocation et tout ça sur ordre de l’infâme roi humain. La réputation du roi humain est faite. Tout ce qui sera dit sur lui sera amplifié, modifié, répété. De nos jours on appelle ça pudiquement les « cercles sociaux »…
- Le méchant n’est pas tout seul. Le grand méchant archétypique est seul, il commande à une horde de sous-fifres mais il est seul à prendre les vraies décisions méchantes. Poséidon pour Ulysse, Sauron pour Frodon, Gargamel pour les Schtroumpfs. Il me semble intéressant de brouiller les cartes. Éminences grises, amis fidèles, maîtres à penser, fratries influentes, tout est bon pour que le méchant ne porte pas tout sur son dos solitaire. Peut-être même qu’il n’est responsable de rien ? Pour reprendre une fois de plus l’exemple donné plus haut, notre roi devient le méchant mais c’est son chambellan qui a commis quelques erreurs. D’ailleurs, qui nous dit qu’il ne l’a pas fait exprès ? Peut-être veut-il voir le roi perdre son trône après une guerre contre les elfes ? Peut-être est-ce les elfes qu’il veut voir exterminés ? Dans ce contexte on peut se reposer les mêmes questions pour le chambellan que pour tout autre méchant.

(chat en option)
Voilà quelques options pour customiser votre méchant. Bien sûr rien n’empêche d’utiliser les ficelles traditionnelles, les joueurs aiment bien… et ça les rassure. Pour ma part je pense qu’un méchant bien travaillé en profondeur peut avoir des réactions surprenantes sans être illogiques et qui s’avéreront très intéressantes. Reprenons une dernière fois notre exemple : la guerre a fait rage entre elfes et humains. Le roi qui en fait s’avère être Bob, le prince Bob, celui qui est devenu roi en étranglant son père. Oui, il faut retourner quasiment au début de l’article, vous aviez presque oublié, allez, allez, pas d’excuse moi aussi je n’y pensais plus. Donc notre roi Bob est devenu le méchant de votre campagne, vos PJ sont les gentils au service des elfes. On aura vu que les elfes n’avaient pas été tout à fait francs, que le chambellan était un peu responsable, que les mercenaires humains n’avaient pas été très fins, que notre roi voulait être aussi inflexible que son père, d’où son obstination dans la guerre. Il avait juré de ne plus baisser la tête devant qui que ce soit depuis la mort de son père. On a vu tout ça. On touche à la fin de la campagne et les joueurs n’ont pas vu ce côté-là. Ils ont lutté contre ce pourri de roi humain qui leur a fait moultes crasses. Ils ne l’ont jamais rencontré mais forcément tout est de sa faute. Ils entrent dans le palais dévasté, les troupes d’elfes en finissent avec les dernières poches de résistance et eux entrent dans la salle de réception royale. Ambiance crépusculaire, incendie en fond de scène et bruits de bataille au loin. Les joueurs sont prêts à un combat homérique contre le vilain-big-boss de fin de niveau. Rassurez-vous, le but n’est pas de les priver de leur défouloir tant attendu mais de lui donner une tournure qu’ils n’attendaient pas. Bob le roi sait que c’est fini mais il veut mourir en roi, sans baisser la tête, donc en se battant (ouf ! le combat final aura bien lieu). Normalement, arrivé là, vous le connaissez bien votre méchant, vous devriez être capable de le faire tenir tête aux PJ, les faire douter de la justesse de leur cause. « Mais saviez-vous que les elfes sous le prétexte de défendre la forêt ont tué les charpentiers qui construisaient une baraque ?! Une simple baraque, et bien avant que la guerre ne commence… J’imagine que le roi des elfes avait oublié de vous prévenir ?! Vous saviez aussi que nos émissaires n’ont jamais été reçus par le roi des elfes qui s’est toujours cru supérieur à nous, faibles humains ? Non bien sûr, vous ne savez pas tout cela. Et maintenant vous arrivez à cinq face à moi pour m’assassiner. Lequel d’entre vous aura le courage de m’affronter en combat loyal ? A un contre un sans magie comme de vrais chevaliers ! » A ce moment précis, vos joueurs peuvent avoir quelques doutes, surtout si, cerise sur le gâteau, Bob était connu comme le meilleur chevalier du royaume. Vos joueurs vont peut-être se montrer moins héroïques que prévu… Pour qu’il y en ait pour tout le monde, rien n’empêche votre roi d’avoir des champions ou des gros monstres à ses ordres mais qu’il enverra contre les autres PJ, histoire « d’équilibrer le combat ». A vous de décider. Lui restant en tête à tête face à son adversaire. Si vous voulez que vos joueurs ne meurent pas idiots, rien n’empêche le roi de livrer ses petits secrets dans ses derniers instants. C’est même préférable, je trouve dommage que le MJ ne finisse pas par partager certains secrets avec ses joueurs. Les joueurs apprécieront plus un PNJ complexe mais justifié en fin de scénario ou de campagne qu’un PNJ mystérieux au point de n’avoir rien compris de ses raisons d’agir.
Pour conclure, je vais vous livrer un petit secret : je n’aime pas les personnages trop manichéens, les gentils trop gentils et les méchants trop méchants. Que ce soit les personnages de mes lectures ou des films que je visionne. En tant que MJ j’ai du plaisir à construire un personnage avec des nuances de gris, ça prend un peu plus de temps mais c’est plus agréable à faire vivre. Ça ne marche pas à tous les coups mais vos joueurs devraient prendre autant de plaisir à affronter des personnages complexes que vous en avez eu à les créer.
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